Femmes artistes - une hypothèse
26 septembre 2020
L'explication universellement retenue pour justifier la place minime occupée par les femmes dans la création artistique à travers les siècles est une explication sociale. Elles auraient été empêchées de s'exprimer par les arts à cause d'un système social que l'on désigne sous le nom de patriarcat. Il est vrai que les femmes ont été contraintes par les usages sociaux à restreindre leur expression publique. L'activité des femmes était naguère orientée vers l'intérieur plutôt que vers l'extérieur, vers la maison, la famille et l'intime, plutôt que vers la visibilité, la publicité de soi et la démonstration publique. Régnait donc dans les sociétés antérieures un idéal pour les femmes de modestie et de discrétion.
Je voudrais proposer ici une autre hypothèse, disons une hypothèse complémentaire.
Deux remarques liminaires. Si, autrefois, les hommes pouvaient plus commodément que les femmes mener une carrière artistique, la chose n'était pas facile pour eux non plus. Il fallait parfois se battre contre sa famille, s'opposer au contexte social pour affirmer son désir créateur, et tout simplement réussir par son talent ou son génie. Donc, se lamenter de la difficulté pour les femmes à être artiste néglige aussi la difficulté pour tout le monde, quel que soit son sexe, de faire une carrière dans le domaine de la création artistique.
Il y a également le contexte plus favorable des familles d'artistes où la pratique relève de la continuité artisanale et où les femmes sont souvent présentes.
Deuxième remarque, il y a eu, malgré tout, des artistes femmes. Donc si une femme avait le désir ardent de créer, d'être artiste, dans certaines conditions c'était tout de même possible. Il ne faut pas surévaluer les barrières, outrer les obstacles à l'affirmation d'un désir créateur. Quand on veut être artiste, on est capable de l'être envers et contre tous.
Il convient donc selon moi de relativiser la part sociale dans l'empêchement de la création. L'explication d'une si grande absence de la création artistique féminine a peut-être alors des ressorts supplémentaires.
Voilà pourquoi je souhaiterais aller plus loin et tenter d'émettre l'hypothèse d'un empêchement essentialiste, c'est-à-dire d'expliquer la présence moindre des femmes artistes avant le milieu du XXe siècle par leur nature même de femme.
S’aventurer dans une carrière artiste est une transgression, le dépassement d'une norme sociale, mais aussi plus profondément c’est obéir à un surgissement de soi qui va à l’encontre de ce que les sociétés passées acceptaient. Or les femmes sont en moyenne plus raisonnables, plus sages, plus travailleuses, plus soucieuses de construire. Les hommes sont plus violents, plus transgressifs, plus orgueilleux. C’est pourquoi - c’est mon hypothèse - dans un monde tenu par des usages de sagesse et par un idéal de respectabilité, ce sont les hommes qui ont été plus enclins à exprimer leur nature créatrice, car la transgression fait partie de leur psyché.
Cette tentative d’explication pourrait permettre de comprendre pourquoi les hommes ont été plus souvent artistes dans un contexte où le Surmoi est puissant, où le qu'en-dira-t-on est un obstacle, où la respectabilité est centrale, où la tradition est le fondement.
Arrive alors le grand tournant du milieu du XXe siècle. Là, les paradigmes changent. L'activité artistique est de moins en moins une transgression sociale. Le mouvement est d’ailleurs similaire à la libération sexuelle. Aujourd'hui, la sexualité n'est plus empreinte de cette vision noire explorée par le marquis de Sade ou par Georges Bataille. De même, être artiste (même si cela reste une aventure et un risque professionnel) n'est plus du tout aujourd'hui une provocation. Nous sommes passés dans un monde désormais où ni l'art ni le sexe ne sont vraiment des transgressions.
Nous ne sommes plus dans l'âge de la retenue de soi. Naguère, la devise implicite du bon comportement était « Je m'empêche ». Le slogan de notre temps est « Just do it ». C'est exactement l'inverse. Autrefois, il y avait le "qu'en dira-t-on", désormais "chacun doit pouvoir faire ce qu'il veut".
Si aujourd’hui nous avons autant d’artistes femmes que hommes et si, les premières sont aussi douées que les hommes, c’est parce que pour les unes comme pour les autres, les conditions de création (et l'art même produit) n'a plus aucun rapport avec celles qui précédaient les années 1950.
On le voit bien avec une artiste comme Nikki de Saint-Phalle. Elle a assimilé les codes de la transgression (comme tout le monde à son époque). La transgression devient la norme, la transgression est devenue le discours officiel. Il n’y a donc plus de transgression.
Niki de Saint Phalle en train de viser (1972),
photographie en noir et blanc rehaussée de couleur extrait du film Daddy. Peter Whitehead
En s'autorisant une analyse freudienne, on pourrait dire que désormais le Surmoi est remplacé par le « Ça » et le « moi, je ». Les publicitaires ont bien compris cette mutation en multipliant les slogans et les discours de ce type : « Venez comme vous êtes », « be yourself ».
À l’école, de la maternelle au lycée, on apprend aux enfants à « s’exprimer », à se «libérer ». L’éloge de la pulsion créatrice est continuel au cours de la scolarité, à mesure que disparaît l'apprentissage d'un savoir technique (savoir dessiner, savoir modeler). De surcroît, les références artistiques des enseignants d’arts plastiques sont souvent bornées aux avant-gardes du XXe siècle, c’est-à-dire à un art qui fait de l’anticonformisme la norme, de la transgression une nécessité. Tout le monde se sent alors légitime à exprimer son individualité. Et dans ce nombre des gens qui «expriment ce qu'ils ont au fond d'eux-mêmes », il y a autant de femmes que d'hommes, si ce n'est même plus. Et peut-être que désormais dans cette nouvelle approche de la création artistique, les femmes sont meilleures aujourd'hui que les hommes. À titre personnel, je préfère souvent les artistes contemporains femmes aux hommes. Elles sont souvent à mes yeux moins prétentieuses, moins conceptuelles, plus sensuelles, plus sincères.
Eve Malherbe en résidence en 2019-2020 à la fondation Dufraine (Chars)
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